Elisabeta ISANOS: LES JARDINS DE MAGDA

„On doit aspirer toujours vers l’idée de bien, de générosité et de beau, sans cela aucune oeuvre littéraire ne pourrait durer. La force que Dieu nous a donnée, nous devons l’employer bien, de sorte qu’après nous l’art devienne plus riche et l’homme meilleur.”* On ne saurait trouver profession de foi plus clairement exprimée: le Bien et le Beau se joignent dans une idée artistiquement réalisée, et la générosité n’est que l’élan d’amour qui pousse l’artiste à travailler pour rendre les gens meilleurs et enrichir l’art. Le fait que Dieu a donné au poète la capacité de représenter métaphoriquement les idées n’est pas, lui seul, une garantie de la bonne utilisation de cette force, qui pourrait être mise au service du mal ou tout simplement passive en ce qui concerne sa finalité. Il est donc absolument nécessaire que le poète soit conscient de sa mission. Le passage cité envoie aux auteurs très anciens, aux images de la mythologie grecque: Orphée apprivoisant les bêtes sauvages, Amphion élevant les murs de Thèbes par la force de la lyre. Pour eux aussi, l’art n’était pas possible en dehors du domaine où régnaient ces valeurs universelles: le Bien et le Beau. La conséquence de cette affirmation c’est que le Bien étant incarné dans l’oeuvre, on ne pourrait le séparer du Beau. Flaubert disait: „l’esthétique c’est la vérité”**. Si Magda Isanos avait un peu plus concentré son crédo artistique, elle aurait dit: le Bien c’est le Beau. Elle croyait à la finalité de l’art, force civilisatrice par laquelle se manifeste l’essence divine du talent. C’est „la bouteille à la mer” de Vigny, jetée au gré des vagues, et que Dieu dirige de son doigt vers le rivage où l’attend le filet du pêcheur. Magda Isanos écrivait ces phrases en 1939, et la destinée de ses poèmes a démontré la valabilité incontestable de son „art poétique”. Aujourd’hui prend force la tendance contraire: séparer le Bien du Beau; comme si c’était des principes opposés, nuisibles l’un à l’autre. On recherche obstinément l’immoralité du contenu et on veut obtenir à tout prix des effets choquants, en oubliant deux choses: ce n’est pas le sujet qui compte, mais la manière dont il est traité, et une expression nouvelle et choquante n’est pas obligatoirement chargée de valeur artistique. Il paraît que „le phare” des valeurs éternelles doit veiller quelque part, en haut du tableau, pour que les images présentées soient remplies de la sève désirée autant par le poète que par la majorité des lecteurs.

Magda Isanos avait pleinement raison de parler de la force purifiante de la poésie. Dès les premières années, sa vie, si brève mais si riche, n’a été qu’une lutte courageuse avec la souffrance, atténuée par de rares moments de bonheur. À l’âge de deux ans, une poliomyélite, dont la vaccination n’existait pas à l’époque, l’a marquée pour tout le reste de sa vie. Elle en a vaincu les conséquences grâce aux soins de sa mère et à la calme générosité de la nature, concentrée symboliquement dans l’image du jardin, espace de rêverie et de solitude, utopie de la beauté et de la paix, réalisée dans le monde terrestre sur le modèle du Paradis.

Un jardin „en abîme”, abrité sous l’ombre d’un parc énorme, autour duquel s’enroulait une vaste région aux paysages doux: des collines couvertes de vignobles et de vergers. Une petite fille, que sa mère tenait par la main, s’accroupissait pour voir les fourmis en courant, les fils d’herbe et les surgeons, dont les pointes émergeaient à peine de la terre, encore encapuchonnées de semences. Comment ont-elles réussi à vaincre la dureté du sol? Et les fourmis, comment dépassent-elles, si petites, à peine visibles, des obstacles cent fois plus grands? „C’est la force des faibles”, expliquait sa mère: chaque être, si fragile ou souffrant qu’il soit, possède un pouvoir qui compense sa faiblesse ou ses défauts. Elle, par exemple, elle a son esprit, son intelligence, et cela représente un avantage beaucoup plus grand que l’agilité des pieds. C’était, à l’âge des classes primaires, le premier jardin de Magda, à côté de la maison que ses parents habitaient alors, dans l’enceinte de l’hôpital Costiujeni, près de Chişinău, en Bessarabie.

Et la petite fille a grandi, en se servant de l’atout que Dieu lui avait généreusement donné, comme en regrettant la dureté de l’épreuve subie à un âge trop tendre pour une ausssi grande souffrance. Si elle ne pouvait pas courir, elle avait l’esprit plus vif que les autres enfants, et elle écrivait des poèmes dont la lecture surprenait même les grands. Le lycée et, plus tard, les études universitaires l’ont portée de plus en plus loin de son premier jardin: d’abord à Chişinău, où elle a suivi les cours de l’École Diocésaine, ensuite à Iassy, comme étudiante en droit et en philosophie. Les premières désillusions n’ont pas tardé, car les jeunes espèrent toujours plus que la vie leur offre finalement. Mais elle n’a jamais oublié la leăon de son premier jardin et la force consolatrice de la beauté. À Iassy, dans le jardin d’une amie et collègue de ses parents, Irina Grossi, elle écrivait des vers et rêvait à l’avenir, en voyant comment la fée aveugle du printemps réveille la terre engourdie, tandis que les navires étendent leurs voiles vers les ports aux noms mélodieux du Midi.

Cela ne veut pas dire qu’elle reculait devant l’agressivité et l’indifférence du monde: au contraire, son tempérament la destinait au combat et la poussait à rêver la victoire. Une victoire différente de celle désirée par le commun des gens: faire triompher le Bien. Devenue avocat en 1938, elle se fit vite connaître comme „défenseur des causes perdues”, „l’avocat sans argent”, qui s’engageait dans des procès refusés par ses collègues. Chaque homme, n’importe lequel, même le plus abominable, a droit à la défense et doit être jugé selon la Loi. Certes, ce n’était pas un principe nouveau, mais elle y tenait et voulait l’appliquer à une époque où se faisaient entendre, contraires à la civilisation et à la nature humaine, les extremismes de toutes les couleurs. Soutenir, dans de telles conditions, la prééminence de la justice et des droits de l’homme équivalait à une lutte aux grands risques.

Et la guerre éclata: la deuxième guerre mondiale. Les guerres vécues par Magda ont toujours commencé à la veille d’un moment important de sa vie: la première peu avant sa naissance, le 17 avril 1916, la deuxième, au moment où elle devenait l’épouse d’Eusebiu Camilar, écrivain de grand talent; qui exerăait alors le métier de journaliste à Iassy. Le 31 mars 1938, on a célébré leur mariage, et le 15 septembre 1939, le mari a habillé le veston militaire. Cela a rendu impossible la réalisation d’un rêve aussi simple et naturel que la vie même: avoir un foyer où élever leur enfant, vivre de ce qu’ils gagnaient. Malgré la modestie, la simplicité de ce rêve, il était devenu, en ce qui les concernait, aussi intangible que les étoiles. Ne se laissant pas découragée, Magda a planté de ses mains, autour de la maison à loyer qu’ils habitaient à Iassy, des arbres fruitiers, en souvenir du jardin de Costiujeni, devenu inaccessible à la suite du déplacement des frontières en 1940. Elle a voulu être la fondatrice d’un jardin. Une bombe a explosé là-bas, en août 1944, tuant les jeunes arbres qui n’avaient pas encore fleuri. C’était son troisième jardin.

L’angoisse, car les horreurs de la guerre devenaient dans son esprit des cauchemars obsedants, le souci permanent de la vie de son mari qui était au front, les difficultés quotidiennes ont fini par vaincre sa résistence physique, déja ébranlée, à 26 ans, par un rhumatisme polyarticulaire, guérissable dans d’autres conditions, très grave dans les circonstances où elle a vécu.

Et le front de Russie avanăait vers l’Ouest; il a fallu quitter non seulement Iassy, mais aussi Bucarest bombardée. Après un premier séjour à Costeşti, un village dans la région d’Argeş, elle, sa mère et ses soeurs arrivèrent à Drăganu, dans la même région, zone calme alors, assez loin des bruits de la guerre. On y est resté trois mois: juin, juillet et août 1944. Le jardin de là-bas s’étendait derrière la maison et, en montant la pente d’une colline, se perdait dans le bois. Magda y restait des heures et des heures à écrire les derniers et peut-être les plus beaux de ses poèmes. C’était son quatrième jardin.

Mais la guerre en approchait: au passage des troupes soviétiques  en marche vers Berlin, elles furent obligées à un nouveau départ, cette fois en sens inverse, vers Bucarest, à tra  vers bois, dans le char tiré par des boeufs, comme aux premiers temps, à l’arrivée des migrateurs. Ce fut le dernier coup porté à son coeur si fragile, si sensible aux influences de l’extérieur.

Vaincre la mort, c’est lui donner un sens, alors que la plupart meurent sans savoir pourquoi. Dans son dernier rêve, celui du jardin de Drăganu, se joignaient tous les autres: le rêve végétal des plantes qui brisent la résistance de la terre, le rêve utopique de la justice opposée à l’intolérance, et celui d’une vie simple et normale, au milieu d’un monde adverse à la normalité. Elle voyait le passage vers l’au-delà comme une double métamorphose: le corps transformé en jardin fleurira aves les herbes et les fleurs, et l’esprit, dégagé de la chair, veillera au bonheur et à la paix, sera la paix même, la lumière consolatrice du matin. Il ne restait que le mystère du dernier moment: cela devait être un comble, semblable au jaillissement de l’artésien, un sacrifice antique: elle mourait si jeune pour rendre les autres conscients de la nécessité de changer le monde. Et le monde est resté le même. Paradoxal et tragique, l’échec de l’essai ouvre au rêve qu’elle a nourri une longue perspective d’immortalité. De tous ses jardins, il n’est resté qu’un seul: la poésie, qui continue à consoler et à mener les lecteurs vers la double lumière du Bien et du Beau.

„Les jeunes arbres, par un matin de mars,

les uns près des autres, se sont mis à prier,

leurs fronts inspirés brillaient au-dessus

de la terre encore sous la neige.

 

Et dans l’air où il n’y avait pas encore de volées,

les arbres qui n’avaient pas encore d’ombres

chantaient un hymne en l’honneur de la vie,

les troncs comme des corps nus, ils chantaient…”***

*Magda Isanos, lettre à son mari, le 27 août 1939

**Gustave Flaubert; „Correspondance”, lettre à Madame Roger des Genettes, le 2 mai 1880

***Magda Isanos, „Les jeunes arbres”

 

Bibliographie:

Elisabeta Isanos, „În căutarea Magdei Isanos”, Editura Fundaţiei PRO, 2003

Magda Isanos, „Poezii/Poésies”, version franăaise d’Elisabeta Isanos, Editura Libra, Bucureşti, 1996

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